Résumé :
Bien que l’autisme ait longtemps été considéré comme une psychose, beaucoup de cliniciens mettent aujourd’hui l’accent sur des éléments de clinique différentielle : absence de délire et d’hallucinations verbales, volonté d’immuabilité, absence de déclenchement, spécificité des productions écrites, et surtout évolution de l’autisme vers l’autisme (du syndrome de Kanner au syndrome d’Asperger). Dès lors, l’autisme peut être considéré comme un fonctionnement subjectif spécifique, caractérisé par une rétention des objets pulsionnels, particulièrement discernable en ce qui concerne la voix, et par un retour de la jouissance sur un bord dynamique. Ce dernier est constitué de trois éléments souvent intriqués : l’objet autistique, le double et l’intérêt spécifique. Prendre appui sur eux pour conduire la cure en s’orientant sur la dynamique subjective est essentiel.
L’autisme n’est plus une psychose.
Cette opinion est parvenue à s’imposer dans la littérature internationale à partir d’un processus qui prend ses racines dans le vote en 1975 par le Congrès américain du Development Disabilities Act. Il instaure la reconnaissance officielle de l’existence d’incapacités liées au développement (parmi lesquelles sont cités ensemble : l’autisme, l’épilepsie, le retard mental et les infirmités motrices cérébrales) et la proclamation de la nécessité de prises en charge spécifiques [1]. En 1980, dans le DSM-III, l’autisme devient un « Trouble global du développement » et six ans plus tard dans le DSM-III-R son inscription s’affirme dans les Troubles devenus « envahissants » du développement. Il n’a fallu que quelques dizaines d’années pour que des associations de parents, mais aussi des associations savantes de psychiatres et de psychologues, ainsi que des chercheurs en sciences cognitives cessent de considérer l’autisme comme une psychose. Certes la Classification Française des Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA) fait de la résistance mais elle a peu d’échos au niveau international.
L’une des critiques majeures faite par Autisme France aux psychanalystes repose sur le mot honni de psychose, attaché à des hypothèses psychogénétiques, tandis que la science démontre qu’il s’agit d’un trouble causé par des dysfonctionnements neurobiologiques. En fait l’étiologie de l’autisme reste aujourd’hui inconnue. Plus les recherches sur son origine génétique avancent, plus elles découvrent la complexité du problème, ne pariant plus sur la découverte d’un gène, mais sur une multitude de mutations spontanées, qui elles-mêmes conduisent à prendre en compte l’épigenèse, c’est-à-dire l’influence de l’environnement. Une étude récente de l’Université de Californie de San Francisco sur les jumeaux monozygotes et dizygotes, dont au moins un est autiste, bouleverse les données antérieures, en calculant que l’influence des gènes n’interviendrait que pour 38% dans l’étiologie de l’autisme [2], alors que le chiffre le plus couramment retenu avoisinait les 90%. Elle dérange et est controversée. Quoiqu’il en soit, l’essentiel reste le fait bien établi que des approches thérapeutiques et pédagogiques diverses peuvent modifier considérablement le devenir d’un sujet autiste, jusqu’à parfois lui permettre une insertion sociale satisfaisante. En cela il n’est pas comparable à un enfant atteint de trisomie 21 ; les acquisitions de ce dernier se heurtant à des limites indépassables.
Absence de délire et d’hallucinations verbales.
Deux des principaux arguments invoqués pour sortir l’autisme du champ de la schizophrénie reposent sur une conception sommaire de la psychose. Dans le discours de la psychiatrie contemporaine, porté par les DSM, le concept de psychose se dissout essentiellement dans les troubles schizophréniformes, lesquels sont appréhendés à partir des symptômes les plus manifestes. Parmi ceux-ci le délire et les hallucinations ne feraient jamais défaut « à un moment ou l’autre de la maladie » [3]. Or dès 1970 Rutter souligne que des études catamnestiques on fait apparaître que l’individu autiste ne présente que rarement des productions délirantes et des hallucinations une fois l’âge adulte atteint [4]. À partir de ce constat, très vite, entre 1970 et 1980, l’autisme cesse d’être une psychose dans un champ conceptuel où l’identification de celle-ci se fait sur des signes cliniques qui conduisent à la tirer vers la folie. Or, comme le soulignait Asperger, ses psychopathes autistiques « ne sont pas fous, ni à moitié, ni au quart » [5].
Il est frappant, note Lemay, que l’autiste ne transforme pas son angoisse « en des peurs désignables liées à des puissances animées ». Il « ne nous dit pas comme tant d’enfants ses craintes du « rideau qui bouge », de l’inconnu qui peut pénétrer dans sa chambre par la fenêtre ou d’une présence mystérieuse en dessous de son lit. Nous sommes donc toujours dans des représentations où le sensoriel et l’inanimé l’emportent sur les configurations humaines […] Si l’environnement physique est décrit comme menaçant et si tout événement touchant le cosmos l’inquiète (tempête, tremblement de terre, raz de marée) il ne rattache pas ces menaces à des personnes désignées. Il n’y a pas de délire interprétatif du type « telle personne envoie des ondes ou détruit l’ordre du monde ». C’est la structure inanimée qui risque de se fissurer ou d’éclater sans la nomination d’un persécuteur vis-à-vis duquel il faudrait se protéger ou se venger » [6]... dans l’autisme : le sujet ne fait jamais état d’une action extérieure exercée sur son corps.
... si l’on accepte de considérer que seules les hallucinations verbales peuvent signer la psychose, il faut convenir que celles-ci s’avèrent extrêmement rares chez les autistes. Aucun des cliniciens majeurs de l’autisme, ni Kanner, ni Asperger, ni Bettelheim, ni Malher, ni Meltzer, ni Tustin ne font état d’hallucinations verbales chez les sujets avec lesquels ils ont travaillé. Les témoignages des autistes de haut niveau, qui furent parfois des autistes de Kanner dans leur enfance, confirment ce constat. Tammet relate avoir entendu la voix d’un compagnon imaginaire lui répondre ; mais il s’agit d’un onirisme diurne qui ne présente pas les caractères d’un automatisme mental [10]. Certains témoignent de quelques rares hallucinations visuelles Ouellette atteste en avoir éprouvé une, mais jamais, précise-t-il, d’hallucination typique de la schizophrénie [34].
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Il apparaît aujourd’hui bien établi qu’il est sans pertinence de se fier à la seule présence d’hallucinations pour porter un diagnostic tant elles se rencontrent chez des sujets divers et avec une fréquence accrue dans la clinique infantile. La thèse de la psychiatrie moderne selon laquelle délire et hallucinations seraient caractéristiques de la psychose reste sommaire et peu utilisable dans la pratique. Une clinique plus fine doit être convoquée capable de distinguer entre onirisme et automatisme mental. Dans ce cas le constat d’une grande rareté des hallucinations psychotiques dans le cadre de la clinique de l’autisme ne peut être mis en doute...
La volonté d’immuabilité (« sameness »).
La tendance est aujourd’hui à un autisme généralisé en pédopsychiatrie. Nul ne doute que la symptomatologie de l’autisme et celle des psychoses infantiles se superposent partiellement puisque l’autisme fut d’abord appréhendé comme une forme infantile de schizophrénie. Cependant la nouvelle entité clinique dégagée par Kanner décrit des enfants gouvernés par un « désir tout-puissant de solitude et d’immuabilité » [15] ...Il est introduit par Kanner pour désigner le fait que l’autiste veut vivre dans un monde statique dans lequel il ne tolère pas les changements. L’immuabilité porte principalement sur l’environnement et sur les séquences événementielles. « La totalité de l’expérience qui vient à l’enfant de l’extérieur doit être réitérée, écrit Kanner en 1951, souvent avec tous ses constituants en détail dans une complète identité photographique et phonographique. Aucune partie de cette totalité ne peut être altérée en termes de forme, de séquence ou d’espace, le moindre changement d’arrangement, de quelques minutes qu’il soit, difficilement perceptible par d’autres personnes, le fait entrer dans une violente crise de rage » [17]. L’immuabilité révèle que l’autiste est un sujet au travail pour sécuriser un monde éprouvé par ailleurs comme chaotique et inquiétant. Selon Kanner il s’agit d’une caractéristique majeure du syndrome, il serait avec la solitude l’autre mode principal de protection contre l’angoisse ; or l’immuabilité se trouve fortement gommée dans les DSM. .. Pourtant la plupart des autistes de haut niveau font état de la persistance d’une recherche d’immuabilité ...
L’ironie schizophrénique est antagoniste de l’immuabilité autistique.
La première « dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie » [19] ; la seconde induit la quête de règles auxquelles l’autiste s’attache, cherchant à les suivre de manière scrupuleuse, sans songer à les mettre en cause. « Lorsque mes parents m’expliquaient que telle chose était une règle, rapporte un autiste d’Asperger, je m’y pliais volontiers » [20]. « Il ne me serait jamais venu à l’idée de tricher, confie une autre, car je suivais toujours les règles qui m’étaient imposées si elles n’étaient pas contradictoires avec mes besoins élémentaires » [21]. « Pour les autistes, explique Grandin, les règlements sont très importants, car nous devons toujours nous concentrer intensément sur la façon de faire les choses » [22]. L’ironie du schizophrène témoigne d’un rejet de l’Autre ; tandis que l’autiste est en quête d’un Autre de synthèse. Le premier ne croit à rien ; le second est en attente de règles absolues. Les spécialistes s’accordent à considérer que la compréhension littérale des autistes leur rend difficile la compréhension de l’ironie et qu’eux-mêmes ne l’utilisent pas.
Tout clinicien sait que tenter de modérer les angoisses d’un psychotique par des explications raisonnables est sans grand effet ; en revanche, l’autiste leur accorde beaucoup d’importance et elles peuvent s’avérer pour lui remarquablement apaisantes. Pour que l’enfant autiste accepte, « sans angoisse, des modifications et des changements, constatèrent les Brauner, il leur faut des connaissances. Une thérapeutique qui exclut tout effort didactique n’est pas possible […] Les connaissances comptent parmi les moyens efficaces pour diminuer aussi bien le désir d’immuabilité que les angoisses déclenchées par les changements » [23].
Devons-nous accorder un total crédit à Kanner quant au dégagement des symptômes les plus spécifiques de l’autisme infantile précoce ?
Ceux qui se sont penchés sur cette question ont presque toujours rendu hommage à son coup de génie. Leur objection la plus fréquente consiste à souligner qu’il a minimisé les troubles du langage pourtant fort bien décrits dans son article. Or il est remarquable que la découverte d’Asperger conforte partiellement son intuition sur ce point en ne faisant pas du retard de langage un symptôme fondamental. Si l’on ajoute que la solitude des enfants autistes n’est pas si radicale qu’on a pu le supposer, puisque 30% de leur temps serait consacré à des comportements d’approche d’autrui [24], l’immuabilité apparaît comme un élément majeur du diagnostic différentiel.
L’autisme ne se déclenche pas.
Dès son article de 1943, Kanner esquisse une autre différence entre autisme et schizophrénie. Il considère que dans cette dernière « les premières manifestations observables » sont « précédées de deux années de développement essentiellement normal », tandis que les enfants autistes « ont tous montré leur extrême retrait depuis le début de leur vie, ne répondant à rien de ce qui venait à eux depuis le monde extérieur ». Selon lui, « les schizophrènes essaient de résoudre leurs problèmes en sortant d’un monde dans lequel ils ont été en partie et avec lequel ils ont été en contact », en revanche les autistes « acceptent graduellement un compromis en allongeant précautionneusement des pseudopodes vers un monde dans lequel ils ont été totalement étrangers dès le début » [25].
L’argument clinique majeur pour faire de l’autisme un trouble envahissant du développement s’appuie sur cette notation de Kanner. Le moment d’apparition des troubles semble tracer une ligne de partage : la psychose se déclenche, tantôt que l’autisme est présent dès la naissance. On souligne encore que la plupart des entrées dans la schizophrénie se font à l’adolescence ; tandis que l’autisme se décèle presque toujours dès les premières années. « L’âge auquel une maladie se manifeste pour la première fois est extrêmement important, souligne Uta Frith. En effet les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’un dérèglement qui affecte le cours normal du développement de l’organisme dès la naissance – ou même avant -, ou d’un dérèglement qui affecte l’organisme une fois ce dernier parvenu à maturité. L’état d’esprit de quelqu’un qui est né aveugle ou sourd, par exemple, est complètement différent de celui de quelqu’un qui est devenu aveugle ou sourd par la suite » [26].
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Dans les années 1970, un tournant se produit dans l’appréhension de l’autisme : le Journal of Autism and Childhood Schizophrenia devient le Journal of Autism and developpmental disorders. Dans le DSM-1 et le DSM-2 l’autisme était classé sous la rubrique « réaction schizophrénique ou schizophrénie, forme de l’enfance ». En 1980 apparaît dans le DSM-III la notion de Trouble global du développement dans lequel l’autisme prend place. Deux arguments majeurs sont soulignés, d’une part, il existe des périodes de rémission et de récidives dans la schizophrénie, rien de tel dans l’autisme : c’est un mode de fonctionnement spécifique permanent ; d’autre part, ni les études rétrospectives portant sur l’enfance d’adultes schizophrènes, ni celles portant sur l’évolution des autistes, ne révèlent une relation entre schizophrénie et autisme.
L’autisme évolue vers l’autisme.
Pourtant certains psychanalystes restent aujourd’hui attachés à l’indifférenciation initiale entre autisme et schizophrénie. Une des difficultés majeures à cet égard tient au constat fait par Rutter quand il note que « la plupart des psychoses survenant dans les trois premières années de la vie répondent aux critères de l’autisme » [28]. Qui plus est, comme le notait déjà Grandin en 1995, et l’actualité de la confection du DSM-V le confirme, « le diagnostic de l’autisme est difficile à porter, car les critères comportementaux qui font sa définition changent fréquemment » [29]. Le diagnostic différentiel précoce entre autisme et schizophrénie est complexe ; cependant l’évolution paraît plus discriminante : il existe très peu d’observations d’enfants autistes diagnostiqués schizophrènes à l’âge adulte. Trois cas sont cependant relatés en 1984 dans les Archives of General Psychiatry.
... Le constat fait par Asperger est confirmé par la plupart des cliniciens. Il a observé pendant 10 ans 200 cas d’enfants présentant « des symptômes psychiatriques à caractère autistique plus ou moins marqués » [31]. « Est-ce qu’il s’agit, se demande-t-il, d’état pré-schizophrénique et développeront-ils de vraies psychoses ? Nos études, répond-il, nous permettent de nier cette possibilité. Les symptômes décrits ne montrent rien d’évolutif, restent stables durant toute la vie, même s’ils parviennent à une meilleure adaptation à l’environnement et à une meilleure insertion sociale.
... Deux études plus récentes confirment le constat d’Asperger, l’une observe un seul enfant évoluant vers la schizophrénie parmi 163 autistes [33], l’autre, une étude longitudinale sur 22 ans, portant sur 38 autistes, ne relate aucune évolution vers la psychose [34].
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L’autisme n’évolue pas vers la psychose, mais vers l’autisme. Dès 1998, je le soulignais dans un article intitulé : « De l’autisme de Kanner au syndrome d’Asperger » [36]. Le constat de cette évolution s’est imposé dans les années 1980, à l’occasion de la traduction anglaise du travail d’Asperger. Bowman [37] et Wing publient alors des cas cliniques établissant l’existence de formes de passage entre les deux syndromes. L’argument majeur en faveur d’un continuum tient en des observations de sujets présentant un tableau typique d’autisme de Kanner dans leurs jeunes années et qui progressent en montrant à l’adolescence toutes les caractéristiques du syndrome d’Asperger. Les plus capables parmi le groupe des autistes de Kanner, affirme Lorna Wing, peuvent avec le temps développer les caractéristiques des psychopathes autistiques d’Asperger et devenir indistinguables de ces derniers dans leur vie adulte [38].
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Le point majeur incitant à sortir l’autisme du champ des psychoses réside dans un fait clinique capital, trop souvent gommé par l’exposition en chapitres des Manuels de psychiatrie, l’existence d’une structure psychotique indépendante des tableaux cliniques... les autistes de haut niveau les mieux stabilisés ne considèrent jamais échapper à leur fonctionnement autistique : tous insistent sur le fait qu’il persiste sous une forme atténuée.
Spécificité des écrits des autistes.
Les écrits des autistes possèdent des caractéristiques communes : tous ces sujets écrivent pour se faire reconnaître comme des êtres intelligents et pour demander une meilleure prise en considération de leur différence. « Moi en tant qu’autiste sers de porte-parole attitré aux autres autistes » [40] écrit sur son ordinateur Birger Sellin, non pas un autiste de haut niveau, mais un authentique autiste de Kanner. Il précise vouloir persuader « les élus doués de parole que les personnes comme les autistes solitaires sont intelligents et ne doivent pas être rejetés » [41] Les gens normaux, ajoute-t-il, « doivent nous reconnaître comme de leur espèce et ils doivent écouter ce qu’ont à dire les muets sécuritaires ».
Les autistes qui écrivent le font au nom des autistes, dès lors ils se revendiquent fortement comme tels, même quand ils sont parvenus à une insertion sociale satisfaisante. Les psychotiques sont bien différents. La plupart d’entre eux non seulement ne se revendiquent pas psychotiques, mais ils nient même fortement que ce diagnostic soit pertinent en ce qui les concerne. Les psychotiques n’écrivent pas au nom des autres psychotiques. Beaucoup sont des fous littéraires qui se caractérisent par la volonté d’annoncer une bonne nouvelle et/ou par la demande qu’on leur rende justice... Rien de comparable chez les autistes qui se bornent à expliquer et à revendiquer la singularité de leur fonctionnement. D’autre part, il n’est pas rare que les écrits d’autistes soient rédigés « à deux voix » : l’auteur prenant appui sur une personne de son entourage pour parvenir à mener à bien le travail d’écriture. L’ouvrage de Judy Barron et de son fils, Sean, « Moi, l’enfant autiste » est à cet égard caractéristique, les textes de l’un et de l’autre y sont interpolés [42].
Les psychotiques ne sont nullement enclins à de telles collaborations dans leurs productions littéraires.
Pour ces raisons, volonté d’immuabilité, absence ou pauvreté du délire et des hallucinations, spécificité des écrits autistiques, absence de déclenchement, et surtout évolution de l’autisme vers l’autisme, l’hypothèse que l’autisme soit autre chose qu’une psychose, à savoir une authentique structure subjective, paraît envisageable. Elle converge avec le sentiment des autistes de haut niveau quand ils cherchent à cerner leur vécu.
L’autisme n’est pas une maladie [43], affirme Jim Sinclair, « l’autisme, écrit-il, n’est pas quelque chose qu’une personne a, ou une « coquille » dans laquelle une personne est enfermée. Il n’y a pas d’enfant normal caché derrière l’autisme.
L’autisme est une manière d’être. Il est envahissant ; il teinte toute expérience, toute sensation, perception, pensée, émotion, tout aspect de la vie.
Il n’est pas possible de séparer l’autisme de la personne... et si cela était possible, la personne qui vous resterait ne serait pas la même personne que celle du départ » [44]. Temple Grandin ne dit pas autre chose : « Si je pouvais, d’un claquement de doigts, cesser d’être autiste, je ne le ferais pas. Parce que je ne serais plus moi-même. Mon autisme fait partie intégrante de ce que je suis » [45] Lorsque Kanner et Asperger se penchent sur le devenir des enfants autistes ils soulignent l’un et l’autre la permanence de ce type clinique. En 1972, Kanner constate que sur les 96 premiers autistes diagnostiqués avant 1953 au John Hopkins Hospital, 11 ont évolués jusqu’à parvenir à une adaptation sociale satisfaisante. Or il observe qu’ils n’ont pas « complètement délaissé [shed] la structure de personnalité fondamentale [fundamental personality structure] de l’autisme infantile précoce » [46]. Asperger fait des constatations semblables. « À partir de deux ans, ces traits sont très reconnaissables – ils perdurent toute la vie. Bien sûr les capacités intellectuelles et du caractère se développent ; il y a des traits qui apparaissent ou disparaissent au cours du développement et les difficultés changent. Mais l’essentiel reste invariable […] C’est l’unité des symptômes et leur constance qui rend cet état aussi typique [47]. Le constat est unanime, en revanche cerner les caractéristiques de ce mode de fonctionnement original s’avère beaucoup plus complexe. Existe-t-il une manière de composer avec la béance de l’Autre sans passer par le fantasme névrotique, le fétiche pervers ou le délire psychotique ?
Rétention de la voix et primat du signe.
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Au principe de l’autisme est le refus de céder à l’Autre les objets pulsionnels. Dès les premiers mois se discerne le plus souvent une absence de contact par le regard et une absence ou une rareté du sourire social. C’est ce que semble établir la recherche PREAUT en se fondant sur l’hypothèse de M-C Laznik selon laquelle le bouclage du circuit pulsionnel ne s’effectuerait pas. Le bébé autiste ne cherche pas à se faire regarder par sa mère (ou son substitut), en absence de toute sollicitation de celle-ci ; de même qu’il ne cherche pas à susciter l’échange jubilatoire avec l’adulte [48]. Il n’a pas de plaisir à se faire croquer pour rire, ni à se faire regarder, et surtout il ne cherche pas à se faire entendre.
Dès le début de la seconde année, il présente des troubles de l’attention conjointe. Cette notion « se fonde d’une part sur le détecteur de direction du regard, et d’autre part, sur la désignation d’un objet à travers les gestes du pointage. Elle articule trois éléments, à savoir : la capacité à traiter simultanément le point de vue d’autrui et le sien propre, l’identification d’autrui comme un interlocuteur et non comme un objet inanimé et la mise en jeu de ces deux modes de représentation dans une activité de communication qui les fonde... Bref les enfants autistes ne cherchent pas à attirer l’attention visuelle d’autrui en usant du geste de pointage. Ils ne sont pas incapables de pointer, mais, quand ils le font, c’est sans utiliser leur regard pour attirer l’attention de l’adulte vers la cible d’intérêt. Ils ne semblent pas attendre quelque chose de l’autre en revanche l’adulte peut être utilisé comme un prolongement de soi-même, en lui prenant la main pour s’en servir comme d’un outil pour aller vers l’objet convoité. La cession du regard, comme celle de la voix ou des fèces, tend à être vécue comme déchirante.
La rétention de l’objet a est certes commune à l’autiste et au psychotique : tous deux l’ont dans leur poche. Cependant l’autiste ne cesse de garder une maîtrise sur l’objet, soit par sa rétention, soit par la construction d’un bord, tandis que le psychotique s’efforce de composer avec un objet non maîtrisé qui s’impose de l’extérieur.
Tant qu’il en conserve la maîtrise, l’objet pulsionnel n’est pas inquiétant pour l’autiste. En revanche, il tend à se présentifier sous une forme angoissante pour le psychotique : hallucinations verbales injurieuses, mauvais œil qui surveille, nourriture empoisonnée, etc...
Un refus d’appel à l’Autre, présent d’emblée, génère une difficulté à entrer dans l’échange et dans le lien social. La rétention de la voix est lourde de conséquences : elle fait obstacle à l’inscription de l’être du sujet au champ de l’Autre. Pourtant l’autiste n’est pas exilé du langage. Parmi les onze enfants décrits par Kanner en 1943 dans son article initial huit ont appris à parler et tous comprennent le langage, bien qu’aucun ne l’utilise pour converser. Même Lacan soulignait que si l’autiste se bouche les oreilles à « quelque chose qui est en train de se parler », c’est bien qu’il est déjà dans le post-verbal, « puisque du verbe il se protège » [50]
La rétention de la voix se révèle dans l’étrangeté de l’énonciation des autistes.
Ils témoignent de quatre manières bien différentes d’y faire avec l’acte de parole [51]. La plus radicale est de le refuser, d’où le mutisme obstiné d’un grand nombre d’autistes. Cependant Lacan notait que beaucoup se montrent « plutôt verbeux », ce que Williams explicite en relatant qu’elle aimait « le son de sa propre voix » [52]. Le verbiage ne permet guère de communiquer, pourtant certains autistes en ont le désir ; ils recourent alors à une langue factuelle, sans cession de la voix, qui donne le ton monocorde si frappant des autistes de haut niveau. Enfin, il existe une manière plus rare de communiquer, les étonnantes phrases spontanées, qui échappent à des sujets muets dans des moments d’angoisse. Dans cette occurrence la rétention de la voix cesse de manière éphémère.
Les phrases spontanées sont essentielles pour s’orienter dans les débats sur l’aliénation chez l’autiste qui suscitent des opinions contradictoires. ... Or il est caractéristique que cela se produise dans des situations critiques qui débordent les stratégies protectrices du sujet lui faisant abandonner momentanément son refus d’appel à l’Autre et son refus d’engager la voix dans la parole. Que disent-ils en effet dans ces moments-là ? La première phrase prononcée par Birger Sellin est « rends-moi ma boule » adressée à son père qui venait de lui prendre l’un de ses objets autistiques [53]. Un garçon de 5 ans, rapporte Berquez, « que personne n’avait jamais entendu prononcer un seul mot de sa vie, s’est trouvé gêné quand la peau d’une prune s’est collée à son palais ; il s’exclama alors distinctement : »Enlevez-moi ça« , puis il retomba dans son mutisme antérieur. Un autre enfant mutique de 4 ans se faisant examiner par un pédiatre cria : »Je veux rentrer« et, un an plus tard, à l’occasion d’une hospitalisation pour une bronchite, il s’écria : »Je veux retourner" [54]. Toutes ces phrases possèdent un point commun : la présence du sujet de l’énonciation s’y trouve nettement marquée. Il faut même constater que le phénomène de l’inversion pronominale ne s’y produit pas. Cela peut paraître surprenant, mais en fait bien révélateur d’une prise de parole effectuée par le sujet en son nom propre : il s’agit d’une énonciation en prise avec sa jouissance, et non plus d’un énoncé issu du miroir de l’Autre.
La phrase spontanée n’est pas une laborieuse construction intellectuelle, mais une holophrase, une parole qui sort des tripes. Son caractère impératif témoigne de la jouissance vocale qui la mobilise. L’appel à l’Autre s’y affirme. Or tout cela est déchirant pour l’enfant autiste...
Les rares circonstances lors desquelles l’autiste engage sa voix énonciative viennent confirmer, par leur non assomption, qu’il résiste à l’aliénation de son être dans le langage en retenant l’objet de la jouissance vocale...
Comment communiquer sans engager la voix ?
C’est la difficulté à laquelle les autistes de haut niveau se trouvent confrontés. Ils la résolvent par une langue factuelle. Lors d’un Congrès d’une association flamande pour l’autisme, il a été demandé à un jeune autiste de parler de son passé. « Ce que Martin a raconté, rapporte Vermeulen, n’était pas une histoire mais plutôt une accumulation de faits, d’événements, de noms et de dates...Ce n’est pas un roman, constate Vermeulen, c’est un journal de bord. Les faits l’emportent sur les expériences [56]. D’autres observateurs de ces phénomènes notent que de tels propos s’avèrent essentiellement de « nature constatante » et non intentionnelle. Ils sont très différents du verbiage : ils s’inscrivent dans un effort pour communiquer, c’est pourquoi ils doivent être produits dans la langue de l’Autre. En outre la jouissance de la voix s’y trouve gommée, tandis qu’elle s’affirme dans le verbiage.
... Dès lors, son idéal serait un code qui parviendrait à connecter les mots de manière constante et rigide à des objets ou à des situations clairement déterminés. « Ce n’est pas la complexité d’une langue qui pose problème aux autistes, explique K. Nazeer. En fait il est probable qu’elle les aide plutôt, dans la mesure où plus il y en a, moins un mot risque d’être polysémique. Plus il y a de règles et de structures, et moins un autiste doit se reposer sur son intuition et sur le contexte » [57]. L’idéal pour eux, souligne-t-il, serait « un sens / un mot », c’est-à-dire une langue qui se réduirait à un code, dès lors totalement construite avec des signes.
Lorsque Grandin affirme « penser en images », elle atteint parfois à l’idéal du code autistique : celui qui fonctionne à l’aide de représentations en tous points identiques à la chose. « Mon imagination, affirme-t-elle, fonctionne comme les logiciels d’animation graphique qui ont permis de créer les dinosaures réalistes de Jurassic Park. Quand j’essaie une machine dans ma tête ou que je travaille sur un problème de conception, c’est comme si je le visionnais sur une cassette vidéo. Je peux regarder l’appareil sous tous les angles, me placer au-dessus ou en dessous, et le faire tourner en même temps. Je n’ai pas besoin d’un logiciel sophistiqué pour faire des essais en trois dimensions » [58]. Une telle image constitue la forme la plus achevée du signe iconique... l’icône constitue le signe le plus approprié à leur recherche de codage du monde : en elle s’avère immédiatement manifeste une connexion rigide du signe à l’image du référent.
... Tous les observateurs s’accordent à constater que le « faire semblant » est déficient chez l’autiste. Or au principe de cet acte, se trouve le décollement du signifiant et de l’objet, ce qui permet à l’enfant de prétendre qu’un soulier est une voiture, qu’une banane est un avion, que le chien fait miaou et le chat ouah-ouah, etc.
Quand un référent concret n’existe pas, l’autiste se trouve souvent contraint à l’inventer, pour satisfaire à la nécessité de penser avec des signes. Ainsi, confrontée à des notions trop abstraites, Grandin s’efforce de les transformer en icônes : « Pour la paix, relate-t-elle, je pensais à une colombe, à un calumet ou aux photos de la signature d’un accord de paix. Pour l’honnêteté, c’était quelqu’un jurant, la main sur la Bible, de dire toute la vérité devant un tribunal. […] Le terme « pécher » (Trespass) faisait apparaître l’image d’un panneau orange et noir d’entrée interdite (No trespassing). » [60]
L’autiste refusant de mobiliser le signifiant pour communiquer, il en passe par des signes auxquels il s’efforce de donner une signification absolue... Les obstacles rencontrés par les autistes pour généraliser ou pour faire semblant manifestent leurs difficultés d’accès au symbole pris dans cette acception. Toutefois il est abusif d’affirmer que les autistes n’ont pas accès à l’abstraction, leurs capacités de symbolisation qui en passent essentiellement par l’indice, voire par l’icône, sont plus rudimentaires que celles du sujet du signifiant, elles mettent malgré tout en œuvre un processus de substitution qui permet de porter la chose au langage...
Le primat de la langue factuelle de signes chez les autistes de haut niveau est perçu comme une difficulté à exprimer leur ressenti. C’est ce qui incite Grandin à comparer sa manière de penser à celle d’un ordinateur. « J’ai récemment assisté, rapporte-t-elle en 1995, à une conférence où une sociologue a affirmé que les êtres humains ne parlaient pas comme des ordinateurs. Le soir même, au moment du dîner, j’ai raconté à cette sociologue et à ses amis que mon mode de pensée ressemblait au fonctionnement d’un ordinateur et que je pouvais en expliquer le processus, étape par étape. J’ai été un peu troublée quand elle m’a répondu qu’elle était personnellement incapable de dire comment ses pensées et ses émotions se raccordaient. Quand elle pensait à quelque chose, les données objectives et les émotions formaient un tout. […] Dans mon esprit, ils sont toujours séparés » [65]. Le rapprochement effectué par Grandin entre sa pensée et le fonctionnement d’un ordinateur n’est pas sans quelque pertinence, si l’on conçoit que ce qui caractérise la « pensée » d’un ordinateur réside dans son absence d’affects. « Qu’un ordinateur pense, note Lacan, moi je le veux bien. Mais qu’il sache, qui est-ce qui va le dire ? Car la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la même que celle de son acquisition. » [66]. Or c’est précisément une telle acquisition de savoir, produite à l’occasion du chiffrage de la jouissance par l’entrée du sujet dans la chaîne signifiante, qui ne fonctionne pas dans la langue factuelle. Dès lors l’intuition de Williams cherchant à différencier l’autisme de la schizophrénie n’est pas sans pertinence quand elle note que sa solution « pour réduire la surcharge affective et permettre ainsi ma propre expression consistait à combattre pour, et non pas contre la séparation entre mon intellect et mes émotions » [67]
Le schizophrène combat la dissociation en s’efforçant de construire, par l’entremise du délire, une réalité conforme au ressenti ; tandis que l’autiste, pour tempérer une jouissance débordante, s’astreindrait à un travail de scission conduisant à séparer la voix de la langue de signes.
Le primat du signe dans la pensée des autistes possède des conséquences capitales quant à leur traitement. Il fait obstacle à un apprentissage spontané en prise avec les affects. Il faut tenir compte du constat d’Asperger, confirmé par les témoignages d’autistes de haut niveau, « ces personnes, écrit-il, sont, si on s’exprime crûment, des automates de l’intelligence. C’est par l’intellect que se fait l’adaptation sociale chez eux. Il faut tout leur expliquer, tout leur énumérer (ce qui serait une faute grave d’éducation chez les enfants normaux) ; ils doivent apprendre les tâches journalières comme des devoirs d’école et les exécuter systématiquement » [68]. Ce que confirme Williams quand sa demande initiale, lors de la cure entreprise avec le Dr Marek, porte sur l’enseignement de « règles absolues ». L’autiste voudrait que le monde des choses soit régi par des régularités fixes ; il souffre que la réalité fluctue en fonction des interprétations subjectives. L’ambiguïté signifiante le désoriente ; il cherche à codifier le monde à l’aide de signes...
"Désir étayé sur un bord"
Même quand les autistes sont murés dans le silence et dans un retrait social affirmé, leur indifférence ne présente pas les mêmes caractéristiques que celle des schizophrènes. La perte d’élan vital chez ces derniers suscite souvent un profond désintérêt pour la plupart des objets, le corps devient ce qui polarise l’investissement libidinal ; en revanche les autistes investissent peu leur corps, ce que révèle parfois une remarquable insensibilité à la douleur, tandis qu’ils témoignent régulièrement d’un attrait marqué pour certains objets.
... Leur indifférence est sélective, elle porte surtout sur les personnes ; tandis que l’indifférence des schizophrènes est plus volontiers généralisée à l’ensemble du monde extérieur.
« Communiquer par le biais des objets était sans danger » souligne Williams [71]. C’est par leur entremise que l’autiste peut s’ouvrir au monde, et en premier lieu grâce à un objet qu’il privilégie régulièrement, donnant naissance à ce que Tustin a nommé en 1972 l’objet autistique [72]. Non seulement celui-ci capte la jouissance de l’autiste, mais dans ses formes élaborées il possède une remarquable capacité dynamique.
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Par l’interposition de l’objet autistique entre le sujet et le désir de l’Autre, l’autiste met en place une protection qui tente de le maintenir « hors d’atteinte ». En revanche, et cela a été moins souligné, à la condition qu’il puisse garder le contrôle de son objet autistique, l’autiste peut, en passant par son truchement, s’ouvrir au monde.
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Grandin trouve toujours dans sa trappe à serrer une machine qui régule son énergie vitale et lui permet de fonctionner correctement à la condition de s’y ressourcer de manière régulière. Mais il est essentiel, précise-t-elle, de toujours en garder la maîtrise [78].
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Bien entendu, le phénomène de la curieuse dynamique, aliénée à son double, du sujet autiste, a été décrite avant l’invention de la communication facilitée...Une autre autiste muette qui pratique cette dernière essaie d’expliquer le phénomène : « « Mon handicap, écrit-elle, produit une dépendance fusionnelle. J’oublie mon autisme dès que je sens une forte directivité. J’ai besoin d’être propulsée dans ma dépendance. J’ai besoin de sentir plus de force dispensatrice de jeu lié au bifonctionnement intercorporel et intellectuel » [80]. Elle ajoute par ailleurs : « On continue à se nourrir de l’énergie de nos parents » [81].
le concept de bord autistique=objet autistique, double et intérêt spécifique
La logique du fonctionnement autistique a donné naissance à deux nouveaux techniciens, le facilitateur, celui qui permet la pratique de la communication facilitée, et l’Assistant de Vie Scolaire (AVS) devenue depuis AESH (Accompagnants des Elèves en Situation de Handicap) , qui aide l’instituteur par une prise en charge individuelle de l’enfant. Ils répondent l’un et l’autre à une attente de l’autiste... Pour cette fonction les autistes de haut niveau recourent souvent à la création d’objets autistiques complexes qu’ils construisent (trappe à serrer de Grandin, « Urville » de Gilles Tréhin, alternateur électrique de Joey, etc.). D’autres les rendent plus discrets en transmuant un objet de la vie quotidienne en objet autistique (téléphone portable et pince crocodile dans la poche pour Nazeer).
... Toutes ces intuitions de cliniciens convergent pour constater que le traitement de l’autiste passe par l’élection d’un objet considéré comme semblable à lui parce que prévisible.
Tustin avait noté dès ses premières descriptions de l’objet autistique qu’il était appréhendé comme un double par l’enfant. À la condition qu’il soit sous contrôle, rassurant, un adulte peut prendre la place d’un double et être utilisé comme un objet autistique. Un animal familier, un frère ou une sœur, une machine, etc. tiennent parfois tout aussi bien cette fonction.
D’autre part, c’est une constante souvent soulignée de la clinique de l’autisme : l’aptitude de ces sujets à développer ce que l’on nomme des « intérêts spécifiques ». Ils se présentent souvent comme des érudits dans un domaine très localisé : les trains, les automobiles, les plans de ville, les isolateurs électriques, les nombres, les plantes carnivores, etc. Les compétences qu’ils acquièrent en ce domaine se généralisent parfois jusqu’à leur permettre une insertion professionnelle. Les adultes autistes de haut niveau, constate Grandin, quand ils ont un emploi stable, « font souvent un travail dans le même domaine que les obsessions de leur enfance ». [83]
La fréquente interpénétration des trois éléments, l’objet autistique, le double et l’intérêt spécifique, ainsi que l’investissement libidinal intense qu’ils suscitent conjointement, me conduit à les regrouper sous le concept de bord autistique. Tous trois servent de protection contre le désir de l’Autre, tempèrent l’angoisse, dynamisent le sujet, et permettent parfois, grâce à l’appui pris sur eux, d’avancer « précautionneusement des pseudopodes », selon l’expression de Kanner, pour s’aventurer vers la vie sociale.
...Le concept de bord autistique est ici élargi en y incluant un autre élément, l’intérêt spécifique (ou sujet de prédilection), qui participe tout aussi régulièrement que le double et l’objet à la localisation de la jouissance, et à la structuration du sujet, si l’on prend en compte les formes évolutives de l’autisme infantile précoce.
Le bord autistique possède trois propriétés majeures : il constitue une frontière à l’égard du monde extérieur, un canal vers celui-ci et un capteur de jouissance dynamisant.
...L’autisme s’estompe quand un élément du bord, l’intérêt spécifique, initialement utilisé pour se protéger de l’autre et pour se valoriser, devient une véritable compétence sociale, composée de signes que le sujet s’approprie. Seules les formes les plus hautes du fonctionnement autistique parviennent à stopper [85] la scission décelée par Williams entre l’intellect et les émotions. ... Ce dernier construit à partir de schémas conventionnels, appris par cœur, reste peu investi tant qu’il n’est pas connecté au bord. Harrisson constate que le sujet « n’a pas accès à sa mise en ordre » [88] : il est initialement figé. En revanche l’attrait pour l’intérêt spécifique peut inciter l’autiste à une acquisition spontanée de compétences sociales qui l’incite à développer de lui-même son Autre de synthèse.
malheureusement ! Beaucoup d’institutions orientées par psychanalyse ne se préoccupent pas du diagnostic différentiel entre autisme et psychose postulant ainsi le même traitement. Cette confusion constitue un obstacle épistémologique qui freine l’élaboration d’une approche psychanalytique plus originale de l’autisme et qui entrave une ouverture à des méthodes pédagogiques mieux appropriées.
La quête d’un codage du monde, et l’appui pris sur un double, peuvent sans doute rendre compte du relatif succès des méthodes d’apprentissages systématisés dans le traitement des autistes. Leur impasse sur le mode de jouissance constitue leur borne. Elles négligent les inventions du sujet, ne prennent guère appui sur les intérêts spécifiques, ne respectent pas l’objet autistique, et méconnaissent les protections élaborées contre l’angoisse.
Le psychotique tente de composer avec une jouissance rejetée, qui lui revient de l’extérieur (persécuteurs, hallucinations) ; tandis que l’autiste s’efforce à la rétention d’une jouissance maîtrisée sur un bord. Le traitement doit tenir compte de ces stratégies défensives bien différentes.
« une minorité constitutive de la diversité de l’humain "
Certains cognitivistes canadiens (Mottron, Dawson) soutiennent que les autistes ne seraient en fait, ni des psychotiques, ni des malades, ni des handicapés, mais des personnes différentes qui constitueraient « une minorité constitutive de la diversité de l’humain » [89]. Cela les a conduit à remettre en cause l’équation autisme = autisme avec déficience intellectuelle [90]. Il est vrai que Kanner trouve ses enfants autistes « intelligents », tandis qu’Asperger constate chez les siens « une hypertrophie compensatoire », de sorte que ni l’un ni l’autre ne songent à faire du retard mental une caractéristique du syndrome qu’ils découvrent. Selon Mottron, les autistes appartiendraient « au patrimoine de l’humanité » et il conviendrait de reconnaître leur singularité comme on l’a fait récemment pour les homosexuels. Cette opinion possède une certaine pertinence, à la condition cependant de préciser que s’ils pensent et fonctionnent différemment, c’est parce qu’ils jouissent d’une manière très spécifique. La jouissance ne fait pas retour en leur corps (schizophrénie), elle n’est pas identifiée dans l’Autre (paranoïa), elle ne connaît pas les variations spectaculaires de la maniaco-dépressive ; elle fait essentiellement retour sur un bord rassurant quand il est maîtrisé. Leur volition s’étaie sur celui-ci. Un autiste ne peut échapper à l’autisme ; mais il peut composer avec ce mode de fonctionnement spécifique. Dans le meilleur des cas, les autistes de haut niveau font le même constat que Gunilla Gerland :« Beaucoup de mes difficultés se sont atténuées, mais certaines subsistent sans changement » [91].
On peut guérir de la schizophrénie, on ne guérit pas de l’autisme
c’est l’argument majeur de ceux qui veulent en faire un handicap, et non une maladie.Cependant, l’hypothèse du handicap implique ancrage de l’autisme dans un substrat biologique, or, malgré la mise en œuvre de moyens considérables, celui-ci ne cesse de se dérober, il se loge maintenant en des mutations génétiques, mais elles n’ont été observées que dans un nombre infime de cas.
La clinique incite fortement à supposer que l’autisme n’est pas un handicap. L’élection de l’objet autistique, les conduites d’immuabilité, la rétention des objets pulsionnels, la construction d’un bord, tous ces phénomènes caractéristiques possèdent une fonction majeure : celle de protéger de l’angoisse. La plupart des témoignages d’autistes concordent pour mettre l’angoisse au principe de leurs difficultés.
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Grandin découvre que l’angoisse qui ne la quitte pas peut être apaisée par une trappe de contention [93]. À partir de ce constat, elle ne cessera de la perfectionner. Rien de tel dans la trisomie 21, dans les maladies neurologiques, ou chez les patients cérébro-lésés, leur malaise vient plutôt de la perception de leurs difficultés cognitives. Quand ils reconnaissent leur handicap, ils tentent souvent de le compenser par des apprentissages, et non par la mise en œuvre de stratégies de protection contre l’angoisse...
« Rares sont [les autistes] qui peuvent supporter la proximité, le tête-à-tête avec quelqu’un » [95], de sorte que les pratiques institutionnelles constituent le traitement privilégié. Les psychotiques en cure s’orientent le plus souvent vers la construction d’une langue personnelle, vers la mise en place d’un étayage ou d’une suppléance ; tandis que les autistes évoluent par complexification d’un bord [96], jusqu’à parvenir, dans le meilleur des cas, à faire de l’intérêt spécifique une compétence sociale.
Le constat de la permanence structurale de l’autisme appelle en psychanalyse une appréhension de celui-ci différenciée du champ des psychoses et même des prépsychoses [97].
Jean-Claude Maleval
Octobre 2013